Jean-Jacques Laurent


   

"Sous la peau d'un tableau"
Lettre de Leonardo Rosa

Cher Jean-Jacques,

Tes dernières grandes œuvres m'ont envahi, paralysé par l'émotion. Je pense aux gens qui posent des questions. Mais il n'y a pas de question à poser. L'œuvre attend des réponses. Raconter le voyage de notre regard, l'histoire de l'exploration nécessaire pour en découvrir le territoire, l'âme. Le regard intérieur qui s'insinue entre le support (toile, planche, papier ou tissu utilitaire) et la surface (matière, signes, couleur) en violant l'intimité par désir de possession/pénétration.

Qu'y-a-t-il sous la peau d'un tableau ?
Pour la plupart, seulement la peau : belle, bien soignée, raffinée. Mais froide. Sans palpitation.
Tes œuvres au contraire sont des corps qui respirent.
Je sens cette respiration
Il y a aussi des signes ennuyés d'être seulement des signes et qui se modifient (dans la nuit ?)
Pour apparaître.
Pour qu'on s'aperçoive d'eux.
D'autres signes construisent le contour d'un personnage en gestation. Ou qui est en train de disparaître ? Ambiguïté. Possibilité de l'apparition et du disparaître.

J'explore une portion de ce paysage qui est le " fond " de l'œuvre. De manière expéditive, on pourrait dire que l'artiste a bien digéré la leçon de l'informel. Moi j'y vois, mieux, mes yeux la touchent : une peau fripée, ridée, crêpée, plissée, froissée, froncée. Cent, mille plis qui vont du ciel-mur à l'être et qui reviennent, en se fouillant. Vallonnement de pensées . Vagues dentelées de la mémoire.

Les formes-informes qui apparaissent habituellement affaissées ou dans une position méditative, ces figures non-figures (ombres, empreintes, fantômes ?), ces corps mutilés enveloppés dans des bandes protectrices, sont-ils des portraits intérieurs ? Des autoportraits ?

Quand nous regardons les gens, nous ne voyons que des mutilés, mutilés extérieurement ou
intérieurement ou intérieurement et d'extérieurement, rien d'autre pensai-je.

Beaucoup de gens qui ont bras et jambes appartiennent en réalité à un monde de mutilés, de gens sans gestes, immobiles.
Ton être n'a ni mains ni pieds, mais je sais que ces membres existent, plongés dans le brouillard d'un espace "autre".

Ton être n'a pas d'yeux, n'a pas de nez, n'a pas d'oreilles, n'a pas de bouche. Mais le " visage " est intense. Emblématique.
Peut-être que ce qui semble un visage n'est qu'un fragment de toile qui cache regard, odorat, ouïe et résidus de lèvres consumées.
Mais l'expression y est encore, il me semble, et le visage plâtré devient toutoeil toutnez tout oreilles toutebouche, selon le moment.

Le vrai visage est dessous ou derrière. Ils se cache par pudeur. Il ne sait pas que les " gens " ne regardent plus, ou plutôt ne voient pas ce qui est différent, ce qui est à découvrir. Les gens ne connaissent plus l'étonnement, la stupeur, la richesse qui vient de l'émerveillement.

(…) et si une foule de choses m'ont pourtant étonné dans la vie, ce qui, je dois bien le dire, m'a le plus étonné dans ma vie, c'est Glenn ; étonné, j'ai suivi son évolution, étonné je l'ai été chaque fois que nous nous sommes rencontrés, chaque fois que j'ai accueilli, comme on dit, une de ses
interprétations, pensai-je. J'ai toujours eu la possibilité de donner libre cours à mon étonnement, jamais rien ni personne n'a pu me contraindre à me limiter, à me restreindre dans mon étonnement.

Contenu dans les limites de l'oeuvre, il y a un bout de mur.
Quelquefois il semble un mur de vide où l'être peut apparaître ou disparaître. Ou bien le mur ne touche pas le sol. Il est suspendu. Idée d'incertitude. Caractère provisoire. Possibilité de passer de l'autre côté. Mais qu'y a-t-il de l'autre côté ?

La composition du tableau est parfaite. L'être est à sa place, en harmonie avec l'environnement. Je devrais dire avec l'espace, qui est ici une enveloppe. Habit de papier, de colle, de couleurs et de brûlures. L'être me transmet une anxiété. Demande-t-il une espérance ?
Mais moi aussi je la cherche tandis que je me débats dans mon enveloppe de peau consumée et froissée.
Un autre mur. N'est-ce qu'une séparation ? Est-ce un mur où se cacher ? Est-ce une barricade pour se défendre ?

Il s'était retranché dans sa maison. Pour toute la vie. Nous avons toujours eu tous les trois le désir de nous retrancher pour toute la vie.

Pour nous mettre à l'abri de ce que nous ne connaissons pas ou de ceux que nous croyions connaître. Par conséquent de nous-mêmes aussi.
Ce mur est-il un symbole ? Peut-être que c'est le bloc de ciment où nous avons enseveli la mémoire, les paroles non-dites, celles qu'on a oubliées et celles qui ne sont jamais devenues pensées ou caresses.

Cette peau. Et si au lieu d'être la matière du " fond ", c'était la peau de choses, de corps, et de sentiments recroquevillés ? Des rides, des fissures, des lacérations. Des plis du temps et des hommes.

Et le ciel ? Il n'y a pas de ciel. Je l'imagine complètement envahi de nuages inquiétants. Polluants.
Beaucoup de gens sont comme ces nuages.
L'être ne connaît pas le ciel.
L'être est peut-être né dans un laboratoire de recherches ou c'est le fruit des essais nucléaires.
L'être sait-il qu'il existe ?

( …) alors que nous ne sommes même pas capables de vivre, même pas en mesure d'exister, car le fait est que nous n'existons pas, le fait est que ça nous existe !
L'être ne connaît qu'une atmosphère fermée. Réelle ou onirique ?

Sur le sol, il y a parfois des formes. Elles sont pleines, arrondies et elles semblent moelleuses. Est-ce que ce sont des coussins pour les pensées ? Ou de grosses balles de chiffons, celles qu'on lance aux pantins du Luna Park et au visage qui nous regarde dans le miroir ?

(…) nous qui, par outrecuidance, avons fait de nous-même un produit de l'art.
Nous ne sommes pas des hommes, nous sommes des produits de l'art.

Et si c'était des corps solides ou des rochers ?
Et si c'était les pierres que nous sommes condamnés à traîner toute notre vie ou celles qu'on nous lance dessus pour nous faire trébucher ?

Quatre grandes toiles.
Quand je les observe, elles me semblent de plus en plus grandes. Comme gonflées par un regard pénétrant. Quatre toiles. Comme quatre murs, fermées comme un cul-de-sac. Je me fais prendre par leur imposant mystère et j'y entre. Je suis dedans et je ne réussis pas à sortir. Comme les êtres qui y habitent. Des êtres faibles. Des êtres vaincus par un naufrage mental, mais qui peuvent avoir un fort pouvoir d'influence et d'attraction.

(…) et pas du tout comme moi qui ne suis arrivé au concept de cul-de-sac, qu'après l'avoir observé
longtemps ! Nous avons encore et toujours affaire à de tels sombreurs et à de tels culs-de-sac, me
dis-je, et je marchai rapidement contre le vent. Nous avons beaucoup de mal à échapper à ces sombreurs et à ces culs-de-sac, car ces sombreurs et ces culs-de-sac mettent tout en œuvre pour
tyranniser leur entourage, achever leurs semblables, me dis-je. Aussi faibles soient-ils, et justement parce-qu'ils sont d'une constitution et d'une nature si faibles, ils ont la force d'exercer sur leur entourage une influence dévastatrice. Et quand nous avons reconnu leur impulsion, leur mécanisme intime de sombreurs et de culs-de-sac, il est le plus souvent déjà trop tard pour leur échapper, ils vous tirent, quand faire se peut, de toutes leurs forces, vers le bas.

Les quatre murs sont très hauts, me semble-t-il. Au-dessus, il n'y a rien. Ils sont ouverts vers le vide ou vers la liberté. Cependant l'être ne peut pas grimper. Je veux dire que ses membres sont comme engloutis par une ombre.
Une ombre immobile, collante. Une chaîne d'ombre.
L'être connaît-il le mythe d'Icare ?
L'être rêve-t-il d'une paire d'ailes ?

Mais où pense-t-il aller s'il n'y a pas de ciel ?

A toi, bien amicalement
Leonardo
Castelvecchio, 19 et 20 août 2000
D'après les notes prises à Vallauris le 19 février 2000

Traduction : Moussia Barnaud
Remerciements à Laurent Dumonnet et Stéphanie Laurent


Depuis longtemps j'étais attiré par Thomas Bernhard, mais son écriture m'intimidait. Une clef pour la lecture me manquait et je l'ai trouvée ce jour-là, dans l'atelier de Jean-Jacques, en feuilletant Le Naufragé, que j'ai ensuite lu d'un seul trait. Dans les autres œuvres de Bernhard aussi, j'ai trouvé ensuite l'Être de Laurent, sous la peau des mots et celle de la matière picturale. L.R.
Les citations sont tirées de Le Naufragé, Gallimard, " Du monde entier ", 1986
p.38, p.97-98, p.53, p.87, p.151-152

 

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