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Jean-Jacques,
Peintre
Première approche
Peindre : s'introduire dans la famille de l'art
Pour Jean-Jacques Laurent, la peinture a
d'abord été affaire de famille. Voilà qui doit
bien, en partie au moins, s'expliquer par le fait qu'il est issu
de potiers et d'artistes, qu'il a vécu dans la petite ville
de Vallauris, à deux pas de Cannes et de Nice, qu'il a y
a côtoyé tous les mythes de l'art moderne qui venaient
achever là, dans ces parages là, leur longue et éblouissante
route et dont la présence hante encore tous les espaces du
sud. Que d'ombres immenses pèsent encore ici, vous attendent
sur le pas des portes, infiltrées dans les ruelles, toujours
attentives devant les tours de potiers, impatientes, devant les
fours à céramique, d'être surprises, une fois
encore, par ce que le feu a pu faire d'un pigment ou d'un émail
.Quand
on déambule dans les rues de Vallauris avec Jean-Jacques,
on voit littéralement se lever du sol qui les a accueillies
les figures communes, banales, terriblement humaines et lourdes,
de Jacques Prévert ou Pablo Picasso
L'art est alors famille : donnée immédiate et indiscutable
; un monde tout d'un bloc, sans concession, sans ouverture, sans
changement, à prendre ou à laisser, tel quel. Une
effroyable éternité, en somme, gardée par des
ombres écrasantes, divinités étrangement familières
: immensément présentes, occupant tout l'espace, aveuglant
l'horizon et cherchant à nous garder sous leur tutelle, admiratifs
et muets. En échange, on reçoit l'espoir de savoir
ce que seuls les dieux savent et la grâce de faire, avec notre
pauvre corps, un peu de ce qu'ils ont su faire.
Pour Jean-Jacques, l'art est ainsi d'abord famille avec laquelle
on entretient des rapports secrets, intimes, jalousement et douloureusement
intimes : on en vibre, incompréhensiblement, au point d'en
être agacé, de chercher à faire cesser cette
tension dont on se dit, qu'en fait, on ne l'a pas voulue, qu'elle
disparaisse, qu'elle cesse de gâcher la clarté du monde
; sans elle, la vie serait plus simple, plus immédiatement
vivable; plus tranquillement vivable
On est déchiré : parce que, finalement, ça
s'installe au creux de nous-mêmes, ça se niche dans
des zones de faille ou de manque, et ça se niche pourtant
sans les combler, en les élargissant, au contraire, en avivant
leur sensibilité, comme ces caresses dont la douceur même
ravive sur d'anciennes plaies, la sensibilité de la peau,
plus fine là qu'ailleurs, sans cesse comme prête à
s'ouvrir à nouveau. On sait aussi pourtant qu'on peut en
s'enfonçant et en se calfeutrant dans cette intimité,
construire le début de toute jouissance. L'art est famille
: Jean-Jacques s'y est trouvé plongé. Et vous savez
bien comment : vous connaissez cette passion, cet amour douloureux
si fort qu'il se sent parfois plus fort que le retour qu'il reçoit,
qui fait qu'on en arrive à rejeter avec le plus de violence
ceux que l'on aime le plus et dont on sait bien, avec rage, que
ce sont ceux dont on a le plus besoin et que, dans le même
mouvement, avec la même rage, on se rapproche d'eux, on cherche
à supprimer cette frontière de la peau, pour se fondre,
ne faire qu'un.
Au prix de la perte et de la douleur. Et on sait que quand on parvient,
un peu, au bout de la perte, à ces instants de fusion, toute
douleur s'efface, quelque chose s'étend sur le monde et l'allège
: la paix
La peinture a bien été ainsi, pour Jean-Jacques, pendant
longtemps une affaire de famille ; c'est entre soi, on le sait bien,
qu'on lave ses affaires, dans une famille : les affaires du monde
y trouvent peu d'échos. Mais il suffit, en somme, d'un tout
petit recul, d'une toute petite distance, pour se rendre compte
que les affaires qu'on lave sont celles de n'importe qui, de tout
un chacun, et que le monde traverse la famille qui le traverse.
Deuxième approche
Peindre : construire une familiarité avec l'art
Au fur et à mesure du temps, (on voit
quand on parcourt l'uvre de Jean-Jacques Laurent, d'une année
à l'autre, d'une série à l'autre, d'une pièce
à l'autre) l'affaire de famille a rencontré l'histoire
.Celle
des autres, celle de l'art et du monde
Et c'est alors l'histoire
qui s'est chargée de toutes les vertus, des qualités,
et de la densité de la famille ; et les objets de la peinture
qui ont pris des figures familières
De cette familiarité Jean-Jacques a tiré plus de violence
que de douceur dans ses rapports avec l'art : il peint comme on
lutte,avec brutalité, en prenant volontiers les matières
et outils à contresens,en explorant des supports de récupération,
en cherchant à inscrire ses traces moins dans un tête-à-tête
avec les grandes références de l'histoire de l'art
: il peint comme on lutte, avec brutalité, en prenant volontiers
les matières et outils à contresens, en explorant
des supports de récupération, en cherchant à
inscrire ses traces moins dans un tête-à-tête
avec les grandes références de l'histoire de l'art
que dans une conversation avec toutes les vies qui se déposent
dans nos déchets.
Voilà peut-être pourquoi la peinture, la trace, la
ligne, la toile sont autant de matières qui, chez Jean-Jacques,
retrouvent leur maternelle étymologie. Les choses de l'art
sont femmes, elles sont mères, épouses, filles, on
les aime et on s'y adonne avec passion et aveuglement. Il y a ainsi
quelque chose de physique, de charnel, de brutal ou tout simplement
de brut, dans la façon dont Jean-Jacques entreprend la peinture.
Disons qu'il y a bien ici quelque chose de physique, de charnel,
de brutal ou tout simplement de brut, dans la façon dont
Jean-Jacques entreprend la peinture.
Disons qu'il y a bien ici quelque chose qui a à voir avec
l'art brut. En tous cas, Jean-Jacques aimerait que la peinture soit
la pure trace d'une relation immédiate au monde. On emploierait
les objets et les outils, on laisserait des traces, mais ce serait
pure pulsion, nécessaire, spontané et naturel ; ça
aurait la même aérienne nécessité que
celle d'un chant d'oiseau ou d'un bruissement de sources, la même
indiscutable composition qu'un soleil qui, se couche, ou un éclat
de lumière, entre deux rameaux, à travers une toile
d'araignée
.Ce serait ainsi parce que ça doit
être et il n'y aurait rien à en dire. Ce serait
Mais
nous savons aussi (nous le savons bien " aussi " c'est-à-dire
en même temps que nous rêvons l'impossible spontanéité
première de l'art) que l'on s'aveugle quand on croit faire
spontanément ce que l'on fait. Et Jean-Jacques plus que quiconque
le sait aussi. Il sait que le peintre s'aveugle quand il croit que
le pinceau s'accroche à lui comme une branche et une fleur
nés de son bras et de sa main, que ce qu'il fait avec le
pinceau est naturel, comme un incompréhensible et hasardeux
donné, posé là par quelque grâce qui
nous dépasse, tellement entouré de mystère
que l'on ne peut ni ne doit s'interroger sur lui, sur sa pauvre
et terrible matérialité, sur son lourd, banal et trivial
statut d'outil
Or il est tout sauf naturel, cet humble objet
: il est né de la nudité des hommes, et c'est à
lui que les hommes doivent tous leurs rêves de lumière,
toutes les illuminations
.
Troisième approche
Peindre : retenir les leçons du monde
Très tôt, Jean-Jacques a utilisé
des supports de récupération, cartons, châssis,
sacs de toile
Il l'a fait en sachant que s'affirme ainsi que
le support a déjà vécu, déjà
vieilli, et les traces qu'il porte supposent de l'histoire ; ils
sont chargés, bien que c'est vrai de n'importe quelle toile,
bien sûr
Mais c'est tellement plus évident dans ces vieux draps, ces
vieux sacs, ces jutes fatiguées, ces cotons assouplis par
le temps
Jean-Jacques a ainsi inscrit sa pratique de la peinture
dans l'une des grandes leçons de l'art moderne et contemporain
qui intègre dans l'art les objets délaissés
du monde, parce qu'il ne saisit pas le support comme une donnée
immédiate de l'art, mais comme un espace constitué,
déjà chargé de sens avant même que l'artiste
intervienne
Lorsque Jean-Jacques s'installe dans un espace, sur un support,
il sait qu'il n'est pas sur un terrain vierge, que d'autres ici
ont inscrit leur trace, et ce qu'il entend faire c'est mêler
ses traces aux leurs, respecter leur voix pour y tisser la sienne.
Quelle que soit la technique de l'intervention plastique, variable
selon son type, son format, sa matière, le support est d'abord
un lieu dont il faut sauvegarder et utiliser les inscriptions préalables.
I l faut dire deux mots ici d'une autre leçon que Jean-Jacques
retient de l'art contemporain : les pièces sont travaillées
le plus souvent à plat. Ce glissement de la verticale à
l'horizontale (dont on sait avec quel génie il a été
exploré par Jackson Pollock) implique, on le sait bien, une
transformation complète de la posture du peintre et par conséquent
du rapport du corps à l'espace à peindre et des traces
que le corps peignant va pouvoir inscrire dans cet espace. Sans
rentrer dans trop de technique, on comprend bien que la main tenant
le pinceau face à la toile verticale n'obéit pas aux
mêmes règles, est tendue autrement, implique une autre
volonté, que si elle se trouve au-dessus de la toile posée
horizontalement. Et dès lors que la toile adopte des dimensions
plus importantes et qu'elle doit reposer à même le
sol, tout le travail va se trouver transformé du fait que
le peintre doit pénétrer physiquement sur la surface
de la toile, dans le périmètre de ce que l'on appelait
" le tableau ", et qu'il a à faire non plus à
la traditionnelle métaphore du mur sur lequel il va ouvrir
-illusoirement- un tableau, mais à une adhésion physique
à la terre et au sol, ce qui va permettre de développer
des rêves tout à fait différents et ouvrir des
champs symboliques inédits aux espaces particuliers de l'art
Très pratiquement
Que l'on imagine une toile, ce drap
usagé dont je parlais plus haut, occupant, dans l'atelier,
une surface si grande qu'on ne saurait la marquer dans son entier
sans marcher dessus, se chargeant, avec le temps, des traces des
déplacements du peintre, comme des remontées - réelles
ou supposées- de la terre sur laquelle elle est posée
Qu'on
imagine l'artiste, considérant la toile, l'atelier, la terre,
et comme les ruminant, les remuant en lui-même et comme les
interrogeant, et en tirant forme et sens (un peu comme on parle
de tirer les cartes), intervenant lentement, et enfin soulignant
du geste les formes dictées par les forces présentes,
là, sur la toile et sous le regard
La toile au sol multiplie
les pérégrinations du regard, les rêveries de
la pensée, les errances du bras
L'uvre de Jean-Jacques Laurent épouse les accidents
du monde, elle prend forme en respectant les pauvres formes qui
marquent les espaces qu'il investit, elle naît - ou peu à
peu se lève, comme on dit d'une brume - d'une confrontation
lente, longue, méditative e ruminante entre le peintre et
les supports, les traces, les traces, les taches, les matières,
les colorants. La toile ou le papier sont des morceaux du monde
; l'artiste qui s'y tient (car il s'y tient, ou s'y campe, comme
on le fait su un territoire qu'on découvre, qu'on va explorer,
qu'on va faire sien, transformer) les lits, les interprète,
leur donne sens. Dans cet espace viennent s'inscrire les marques
du travail de l'artiste ; et c'est d'abord toute la richesse des
matières, sable, pigments, papiers, tissus
Voici une
Troisième leçon de l'art moderne et contemporain :
longtemps la peinture a délégué aux pigments
le soin de représenter le monde en diversifiant la coloration
des surfaces et en élaborant des formes représentatives.
D'une certaine façon, les formes, disant le monde, faisaient
oublier que les pigments, avant de le représenter, le figurer,
ou le symboliser, sont des bribes du monde. De même la toile,
le bois du châssis, les liants, les siccatifs, les vernis,
les outils, pinceaux, brosses ou éponges. De même les
fusains, sanguines, mines de plomb. Morceaux du monde voués
à disparaître, à se fondre. De même le
corps peignant. L'art figurant les corps, faisait disparaître,
dans l'illusion de la figure artistiquement représentée,
le corps en action, le corps au travail, celui de l'artiste
Lorsque
Jean-Jacques utilise des papiers, des morceaux de sacs, des sables,
il ne se limite pas à introduire des objets sur une toile
, il dit que ces morceaux du monde sont les couleurs et les formes
du monde, qui, par leur seule présence, donnent forme et
couleur à la toile, suggestion et vigueur au rêve,
motif et mouvement au bras et à la main.
Je disais que l'art contemporain engage un autre rapport du corps
à la toile. De même, le corps s'y marque autrement.
La présence du corps dans l'uvre ne se limite plus
à sa représentation. Il est banal de rappeler que
toute trace sur une toile suppose un corps agissant
Nos peintres
ont multiplié les formes de cette présence non représentative
du corps : traces de geste, des mouvements, des déplacements,
des retours, de la diversité des implications du corps sur
un espace, de l'empreinte au coup, à la caresse ou à
la brisure.
Jean-Jacques s'inscrit dans cette recherche, et lui aussi a exploré
la diversité des traces qu'un corps agissant peut déposer
sur une toile, et il a travaillé aussi sur ces superpositions
qui sont autant de marques d'une présence discontinue du
corps agissant sur la toile
Mais il me semble ce qui fait la
particularité, et peut-être l'originalité de
Jean-Jacques, c'est la présence de ces figures anthropomorphiques
dans ses toiles. Elles structurent depuis des années toutes
ses compositions, leur donnent une unité, et comme
un
air de famille.
On les voit peu à peu apparaître dans le travail de
Jean-Jacques Laurent depuis la fin des années soixante-dix,
et peu à peu s'assumer : comme brouillées dans les
premières uvres, elles prennent ensuite de plus en
plus de place, incertaines et fragiles pourtant, tenues, très
matériellement, à bout de bras, c'est-à-dire
produites par la seule errance de la main et du bras au-dessus de
la toile, et pourtant définitivement et énigmatiquement
présentes. Je les aime, ces presque inquiétantes figures,
d'abord parce que je vois bien qu'elles sont nées de cette
hésitation de la main au-dessus de la toile. Et ce n'est
pas le pinceau qui les produit, mais la poire : le pigment n'est
pas déposé, l'outil ne touche pas le support : elles
naissent d'un jet, forcément malhabile, souvenir d'un dripping
réduit au minimum. En même temps, je ne puis m'empêcher
de penser qu'il y a là comme la marque d'une audacieuse retenue
ou d'une timidité trouble : l'acte impudique du jet associé
à la pudeur de peindre de loin ; de toucher de la main cette
peau étalée sur le sol
et que l'on piétine
pourtant. J'aime enfin les voir naître, ces figures, des accidents
de la toile, des suggestions des papiers ou des traces, des superpositions,
des déchirures, des salissures, des humidités, des
moisissures, elles sont l'anthropomorphique aspect que revêt
notre rapport premier au monde, aux formes que nous propose le monde
.Le
peintre révèle, en les cernant, ces ombres tutélaires
qui se lèvent du sol, personnages aux allures vaguement féminines
et qui, sans doute, sont moins des images de femmes que celle de
la peinture
Raphaël Monticelli
" Ironie d'un sort "
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