|
|
DE L'AUTRE COTE DU MIROIR
Le " double je " de JJ Laurent
D'abord les objets sortent de leur cadre ou refusent de le remplir.
Il y a un désaccord rendu plus criant par le grincement des
couleurs, c'est une cacophonie structurale, un " cacomorphisme
". Une esquisse de cuvette se transforme en révolver,
une espèce de télé surgit comme une cible,
un vague reflet de figure s'épanche et glisse du support
D'ailleurs,
on peut voir cela ou autre chose parce qu'il n'y a rien d'autre,
sur les cimaises, qu'une proposition !
Le répertoire constitué, voilà
que le cadre se peuple de figures molles et roses lascivement repliées
dans leur carré, enfermées, barrées parfois
par la limite d'un découpage intérieur (n°8).
Dans la quadripartition de l'espace l'émergence du motif
humain semble contrainte et gênée par des dispositifs
géométriques rigoureux qui emprisonnent ou oblitèrent.
Ainsi ces barres en forme de poutres au n°8, ces rayures alternées
au 9. Un schéma récurrent exprime une ambivalence
parfaite : c'est un système de double diagonale articulé
sur un carré en clé de voûte. Ce qui suggère
aussi bien une sensation d'enfermement sous la coupole que l'aspiration
à un envol. Cette marque, on va la retrouver dans chaque
tableau : elle est la griffe du peintre, sa signature, son logo
obsessionnel. Dedans, dehors, dessous et au-delà. Maintien
crispé de l'unité à la limite de l'écartèlement.
Dans le n°9, une corde confirme la capture
d'un corps séquestré, exhibé de façon
grotesque et provocante. En 10 la problématique se recentre
: un rectangle s'inscrit dans un cercle et un personnage nettement
défini - mais asexué - tente de sortir d'une fenêtre.
Visage et corps sont coupés sur les bords. Regard et bouche
ouverte expriment l'intensité d'un cri (appel au secours
ou invite ?).
Au n°11, on voit le discours s'amplifier,
tous les éléments sont mis en jeu. Le logo diagonal
s'y inscrit deux fois, notamment pour barrer toute " sortie
" à un personnage au visage mieux défini. Sur
l'une des barres de la grille (à gauche), on repère
des doigts tandis qu'une inscription sur un morceau de jute superposé
renvoie au thème de la prison.
Désormais le peintre se livre à
une manipulation de son fétiche dans une débauche
de couleurs et de dispositions. La féminité de l'obsédante
figure est manifestée. Une ambiguïté demeure
: le clin d'il et le sourire de la créature qui se
dissimule dans la structure brisée du n°12 fait penser
à une vitrine de Hambourg. Comme on l'a dit pour les Demoiselles
d'Avignon, c'est aussi d'un bordel " philosophique " qu'il
s'agit puisqu'en de subtils assemblages de matières (ici
bois, carton ondulé, toile et sable) maquillés par
les projections de couleurs brillantes ( de la " poudre aux
yeux ") le piège à regard est précisément
organisé comme un leurre pour perturber le spectateur.
Mais rien ne surpasse l'incandescence du
n°15, explosion pourpre. La moitié du tableau (droite,
bas) est constituée, sur le fond d'un rouge modulé,
par la griffe du peintre : dans le carré central on peut
distinguer de minuscules signes, des êtres qui se pencheraient
d'en haut pour soutenir l'aspiration comme dans une voûte
de Mantegna. En haut les deux carrés qui surmontent cette
zone sont barrés de grilles horizontales ou verticales derrière
lesquelles on aperçoit un il ou un visage entier. A
gauche les trois carrés superposés délimitent
une figure de femme géante, au sourire sarcastique. Ses attributs
hypertrophiés, noir sur fond rouge, expriment l'érotisme
sur le mode dérisoire. Désir amorcé et désamorcé
: " crucifixion en rose ".
Dans les autres tableaux on voit s'assouplir
les structures colorées enserrées comme en un vitrail
par des formes qui découpent, séparent et/ou relient.
Parfois derrière les grilles ou dans les cercles fermés,
il y a deux figures parallèles, incapables de se rejoindre
et de communiquer. Il semble bien que la plus frustrée et
la plus inquiète soit masculine (n°17). Enfin hors cadre
et hors champ, sur un canapé surgi d'un grenier d'enfance,
un fantoche s'affale (s'effondre ?) au terme d'une évasion
réussie. Fin d'une expérience : celui-ci est "
dehors " mais osera t-il " sortir " ? Le canapé
encore est un cocon provisoire.
Jean-Jacques Laurent est né dans la
peinture. Mais s'il a bénéficié d'un environnement
familial, il lui a fallu aussi s'en arracher, trouver en lui des
forces vives pour dépasser la leçon. Il a cassé
les figures, et secoué les abstractions. Riopelle, Bram Van
Velde d'une part, Rebeyrolles ou Alechinsky de l'autre balisent
son champ de références. En 1988, ses fantoches de
toile de jute, bohèmes errants sortis d'un camp ou d'une
prison avec une marque d'infamie, envahissent le cadre barbouillé
qu'ils font exploser, et prennent, finalement, leur autonomie sur
le mur (pour quel destin absurde ?). Puis dans une dominante blanchâtre
c'est un compromis instable qui marque le désir d'épure.
Voici maintenant avec cette série
" Dedans / Dehors " une nouvelle phase. Le peintre s'embusque
dans l'axe du miroir aux alouettes (qu'il plumera au passage). Narcisse
joue les " agents doubles ". Le châssis traversé,
retourné. Les matières - carton, verre, sable collé
autant que bois, toile et pâte acrylique - subverties dans
leurs assemblages inattendus ou par la couleur provocatrice. La
plastique en tous ses états. La figure manipulée pressurée
comme un fruit juteux qui coule, gicle, s'épanche. Jean-Jacques
Laurent a fait exploser ses bombes de couleurs pour allumer l'incendie
de ses fantasmes dans une démarche qui commence comme un
exercice de permutation sémiologique (cf Barthes : référence
littéraire avouée) et se déploie comme une
tauromachie (selon M. Leiris ou F. Bacon).
A-t-il connu la minute de vérité
? En tout cas la série exprime l'exaltation puis l'apaisement
et la libération. Mais car tout peut aussi se lire en négatif
: l'exaltation est démystifiée par l'ironie, l'apaisement
est distancié par la froideur géométrique,
la libération est contredite par la passivité du fantoche.
Et rien n'assure qu'enfin la communication est possible ou la solitude
dépassée. Les cadres demeurent, comme des grilles.
Le canapé est aussi le lieu d'une régression.
Voilà une expression forte du désir
et de la frustration qui représentent la grandeur et la faiblesse
de l'humaine condition. " Ses ailes de géant l'empêchent
de marcher ", disait Baudelaire de l'albatros, figure emblématique
du poète. Le " logo " ambivalent de Laurent exprime
aussi le désir d'un envol vers l'absolu et l'impossibilité
de s'arracher des cages.
Christian LOUBET
Historien d'Art, Université de Nice.
|