Jean-Jacques Laurent


   

DE L'AUTRE COTE DU MIROIR
Le " double je " de JJ Laurent


D'abord les objets sortent de leur cadre ou refusent de le remplir. Il y a un désaccord rendu plus criant par le grincement des couleurs, c'est une cacophonie structurale, un " cacomorphisme ". Une esquisse de cuvette se transforme en révolver, une espèce de télé surgit comme une cible, un vague reflet de figure s'épanche et glisse du support…D'ailleurs, on peut voir cela ou autre chose parce qu'il n'y a rien d'autre, sur les cimaises, qu'une proposition !

Le répertoire constitué, voilà que le cadre se peuple de figures molles et roses lascivement repliées dans leur carré, enfermées, barrées parfois par la limite d'un découpage intérieur (n°8). Dans la quadripartition de l'espace l'émergence du motif humain semble contrainte et gênée par des dispositifs géométriques rigoureux qui emprisonnent ou oblitèrent. Ainsi ces barres en forme de poutres au n°8, ces rayures alternées au 9. Un schéma récurrent exprime une ambivalence parfaite : c'est un système de double diagonale articulé sur un carré en clé de voûte. Ce qui suggère aussi bien une sensation d'enfermement sous la coupole que l'aspiration à un envol. Cette marque, on va la retrouver dans chaque tableau : elle est la griffe du peintre, sa signature, son logo obsessionnel. Dedans, dehors, dessous et au-delà. Maintien crispé de l'unité à la limite de l'écartèlement.

Dans le n°9, une corde confirme la capture d'un corps séquestré, exhibé de façon grotesque et provocante. En 10 la problématique se recentre : un rectangle s'inscrit dans un cercle et un personnage nettement défini - mais asexué - tente de sortir d'une fenêtre. Visage et corps sont coupés sur les bords. Regard et bouche ouverte expriment l'intensité d'un cri (appel au secours ou invite ?).

Au n°11, on voit le discours s'amplifier, tous les éléments sont mis en jeu. Le logo diagonal s'y inscrit deux fois, notamment pour barrer toute " sortie " à un personnage au visage mieux défini. Sur l'une des barres de la grille (à gauche), on repère des doigts tandis qu'une inscription sur un morceau de jute superposé renvoie au thème de la prison.

Désormais le peintre se livre à une manipulation de son fétiche dans une débauche de couleurs et de dispositions. La féminité de l'obsédante figure est manifestée. Une ambiguïté demeure : le clin d'œil et le sourire de la créature qui se dissimule dans la structure brisée du n°12 fait penser à une vitrine de Hambourg. Comme on l'a dit pour les Demoiselles d'Avignon, c'est aussi d'un bordel " philosophique " qu'il s'agit puisqu'en de subtils assemblages de matières (ici bois, carton ondulé, toile et sable) maquillés par les projections de couleurs brillantes ( de la " poudre aux yeux ") le piège à regard est précisément organisé comme un leurre pour perturber le spectateur.

Mais rien ne surpasse l'incandescence du n°15, explosion pourpre. La moitié du tableau (droite, bas) est constituée, sur le fond d'un rouge modulé, par la griffe du peintre : dans le carré central on peut distinguer de minuscules signes, des êtres qui se pencheraient d'en haut pour soutenir l'aspiration comme dans une voûte de Mantegna. En haut les deux carrés qui surmontent cette zone sont barrés de grilles horizontales ou verticales derrière lesquelles on aperçoit un œil ou un visage entier. A gauche les trois carrés superposés délimitent une figure de femme géante, au sourire sarcastique. Ses attributs hypertrophiés, noir sur fond rouge, expriment l'érotisme sur le mode dérisoire. Désir amorcé et désamorcé : " crucifixion en rose ".

Dans les autres tableaux on voit s'assouplir les structures colorées enserrées comme en un vitrail par des formes qui découpent, séparent et/ou relient. Parfois derrière les grilles ou dans les cercles fermés, il y a deux figures parallèles, incapables de se rejoindre et de communiquer. Il semble bien que la plus frustrée et la plus inquiète soit masculine (n°17). Enfin hors cadre et hors champ, sur un canapé surgi d'un grenier d'enfance, un fantoche s'affale (s'effondre ?) au terme d'une évasion réussie. Fin d'une expérience : celui-ci est " dehors " mais osera t-il " sortir " ? Le canapé encore est un cocon provisoire.

Jean-Jacques Laurent est né dans la peinture. Mais s'il a bénéficié d'un environnement familial, il lui a fallu aussi s'en arracher, trouver en lui des forces vives pour dépasser la leçon. Il a cassé les figures, et secoué les abstractions. Riopelle, Bram Van Velde d'une part, Rebeyrolles ou Alechinsky de l'autre balisent son champ de références. En 1988, ses fantoches de toile de jute, bohèmes errants sortis d'un camp ou d'une prison avec une marque d'infamie, envahissent le cadre barbouillé qu'ils font exploser, et prennent, finalement, leur autonomie sur le mur (pour quel destin absurde ?). Puis dans une dominante blanchâtre c'est un compromis instable qui marque le désir d'épure.

Voici maintenant avec cette série " Dedans / Dehors " une nouvelle phase. Le peintre s'embusque dans l'axe du miroir aux alouettes (qu'il plumera au passage). Narcisse joue les " agents doubles ". Le châssis traversé, retourné. Les matières - carton, verre, sable collé autant que bois, toile et pâte acrylique - subverties dans leurs assemblages inattendus ou par la couleur provocatrice. La plastique en tous ses états. La figure manipulée pressurée comme un fruit juteux qui coule, gicle, s'épanche. Jean-Jacques Laurent a fait exploser ses bombes de couleurs pour allumer l'incendie de ses fantasmes dans une démarche qui commence comme un exercice de permutation sémiologique (cf Barthes : référence littéraire avouée) et se déploie comme une tauromachie (selon M. Leiris ou F. Bacon).

A-t-il connu la minute de vérité ? En tout cas la série exprime l'exaltation puis l'apaisement et la libération. Mais car tout peut aussi se lire en négatif : l'exaltation est démystifiée par l'ironie, l'apaisement est distancié par la froideur géométrique, la libération est contredite par la passivité du fantoche. Et rien n'assure qu'enfin la communication est possible ou la solitude dépassée. Les cadres demeurent, comme des grilles. Le canapé est aussi le lieu d'une régression.

Voilà une expression forte du désir et de la frustration qui représentent la grandeur et la faiblesse de l'humaine condition. " Ses ailes de géant l'empêchent de marcher ", disait Baudelaire de l'albatros, figure emblématique du poète. Le " logo " ambivalent de Laurent exprime aussi le désir d'un envol vers l'absolu et l'impossibilité de s'arracher des cages.

Christian LOUBET
Historien d'Art, Université de Nice.


 

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